Squid Game, ou le recyclage éternel des jeux de l’arène

Vous n’êtes certainement pas passé à côté de la récente série phénomène Netflix, « Squid Game », création coréenne qui fait grandement parler d’elle depuis plus d’un mois. Le concept est vieux comme le monde : offrir un divertissement à partir du spectacle de la mort. Déjà bien avant notre ère, les spectacles de gladiateurs remplissaient ces mêmes objectifs, poussant les hommes et femmes à se rendre jusqu’aux arènes pour satisfaire leurs passions. Dans ce dossier, je vais vous expliquer en quoi « Squid Game » est une série de gladiateurs 2.0. Si vous préférez visionner une vidéo plutôt que de lire cet article, je vous donne rendez-vous sur ma chaîne YouTube ! Dans le cas contraire, je vous souhaite une bonne lecture.

Squid Game, une série de gladiateurs 2.0

Tout d’abord, je préfère vous avertir : certains points que je vais aborder nécessitent que je fasse des spoilers de la série, je vous invite donc à avoir tout regardé avant de vous aventurer ici. Je tiens aussi à préciser que les faits historiques que je vais vous partager portent sur la période de l’après-Spartacus, lorsque les jeux de l’arène sont devenus beaucoup plus codifiés et théâtraux. Aussi, le terme pour désigner un spectacle de gladiateur est « munus », au pluriel « munera », mais je ne vais pas l’employer tout au long de ce dossier pour essayer de rendre mon propos le plus accessible possible.

Enfin, pour bien cerner le sujet, une petite présentation de la série s’impose. Grossièrement résumé, « Squid Game » est l’affaire de 456 hommes et femmes endettés qui participent à des jeux d’enfants mortels dans l’espoir de remporter l’équivalent de 33 millions d’euros. Il n’y a que deux options qui se présentent à eux à l’issue des 6 jeux les séparant du butin : gagner ou mourir, fusillés par les gardes armés.

Première partie : Des objectifs, organisations et structures des jeux semblables

Voir les choses en grand

Commençons avec des éléments plutôt généraux nous permettant de mieux cerner le contexte. Que ce soit au temps des gladiateurs, ou dans « Squid Game », l’organisation des jeux est semblable et nous nous retrouvons face à un très grand événement qui durera plusieurs jours, où tout est finement ritualisé. Dans la série, cette organisation bien rodée est facilement perceptible : le recruteur du métro s’adonne aux mêmes pratiques avec les potentiels joueurs, tend la même carte de visite, puis les participants sont toujours escortés en voiture, toujours endormis, toujours habillés avec leurs tenues vertes, et ainsi de suite. Toutes ces étapes renvoient aux « munus legitimum », qui sont les lois à respecter méticuleusement pour préparer un spectacle de gladiateurs dans l’Antiquité. Dans les deux cas, donc, il faut des mois de préparation aux organisateurs pour que les jeux se passent à la perfection.

Les objectifs derrière l’organisation de tels jeux sont également très proches et semblent être surtout politiques. En effet, les spectacles de gladiateurs ne manquent souvent pas de démesure, car c’est le plaisir du peuple qui va importer et servir la carrière politique de l’editor, c’est-à-dire celui qui organise les jeux. Ce dernier n’hésite donc pas à dépenser des fortunes pour que le spectacle remplisse toutes ses promesses. Dans l’épisode 7 de « Squid Game », l’un des VIP fait remarquer que les jeux de Corée sont les meilleurs, ce qui laisse entendre qu’il existe une volonté de se démarquer par rapport aux concurrents. Là aussi, le budget alloué aux festivités semble totalement démesuré, comme en témoigne les différents plateaux de jeux et notamment le pont de verre de l’avant-dernière épreuve, dont la luxure donne le tournis. Dans les deux cas, donc, l’organisateur cherche à briller et à se mettre en avant grâce au spectacle qu’il propose.

Respecter les codes

Outre l’organisation et les objectifs des jeux, les codes du spectacle sont également très structurés dans la série comme dans l’arène antique. Evidemment, dans « Squid Game », ces codes sautent aux yeux, car ils sont présentés comme des règles de jeux. Dans ce cadre, ils mettent au point des alliances que le téléspectateur voit se former au fur et à mesure de la saison, afin de suivre les règles tout en étant stratège. Au-delà de la réception des combats de gladiateurs véhiculée dans les films d’action, le rapport aux règles et aux stratégies était tout autant important dans l’arène. Dans leur article « Le jeu des gladiatores : un spectacle de qualité », les auteurs Jérôme Ballet, Damien Bazin et Radu Vranceanu écrivent notamment :

« Loin de l’image des combats mortels sans aucune règle menés par des esclaves qui n’avaient pas le choix, les affrontements étaient au contraire très codifiés et distinctement ordonnés. »

Et ils ajoutent un peu plus loin :

« De telles codifications, en tant que règles du jeu, s’apparentent à des comportements « rationnels » qui se manifestent au travers de stratégies d’antagonisme et d’alliance. La relation à autrui dans le cas des gladiateurs est donc présente et, bien que relevant d’une stratégie, elle peut s’avérer bienveillante (c’est-à-dire ne pas tuer). »

Pour conclure ce point, je citerai le théoricien de l’éducation physique et sportive Pierre Parlebas, qui ajoute à ce propos :

« Le jeu sportif est une situation d’affrontement moteur impliquant des échanges ou des ruptures avec autrui. »

Alors, que nous nous trouvions dans le cas de « Squid Game » ou des jeux de l’arène, les mêmes mécanismes se rejoignent et les mêmes codes sont respectés.

Deuxième partie : la typologie des participants

L’heure du recrutement

Après avoir planté le décor, il est temps de nous pencher sur les personnages. Puisque j’ai beaucoup de choses à vous raconter, je vais éviter de m’éparpiller en me focalisant d’abord sur ceux qui participent aux jeux. Commençons par évoquer la manière dont s’engagent les joueurs, car il y a bien plus de similitudes qu’on le pense. Les films de gladiateurs aiment avoir pour héros un homme pris au piège du système antique et jeté dans l’arène malgré lui, cependant, entrer dans le monde de la gladiature n’est pas toujours fait à contrecœur. Sinon, nous pouvons imaginer que les révoltes d’esclaves auraient été bien plus nombreuses que les trois Guerres Serviles recensées ! Il existe en réalité quatre différents modes d’admission dans le monde des gladiateurs. Je vais passer brièvement sur les deux premiers que je citerai seulement pour la forme, puis creuserai un peu plus les deux derniers qui se rapprochent fortement des cas de figure présentés dans « Squid Game ».

  • La première manière de s’engager, très appréciée des réalisateurs hollywoodiens, est le gladiateur qui obtient son statut après avoir été fait prisonnier de guerre. Les Romains justifient ce traitement dans la mesure où la mentalité romaine implique de toujours garder sa dignité : un déserteur voit donc sa punition être légitime. Cependant, ces prisonniers font souvent de bons éléments car, s’ils sont bons combattants, ils sauront retrouver leur liberté perdue au bout d’un moment.
  • La deuxième manière de s’engager, beaucoup plus rare que les autres, est lorsque des esclaves domestiques sont transformés par leur maître en gladiateurs. Si ce type de recrutement est peu fréquent, c’est simplement parce que la condition physique de ces esclaves n’en fait souvent pas de bons gladiateurs et ils manquent de motivation face à une tâche qui n’était initialement pas la leur et pour laquelle ils ne sont pas formés. L’empereur Hadrien interdira d’ailleurs cette pratique pendant son principat.
  • La troisième manière de s’engager, qui commence à nous intéresser dans le cadre de cet épisode, est lorsque les gladiateurs le deviennent en conséquence d’une condamnation judiciaire. C’est ce qu’on appelle la « damnatio ad ludum », qui est une alternative à la peine de mort dans le cadre de délits tels que les assassinats ou les incendies, ou à la condamnation aux mines, qui garantit aussi la mort de par la dureté de la peine. Ici aussi, le combattant est finalement clément vis-à-vis de ce châtiment qui lui laisse entrevoir une libération s’il est assez bon. En effet, selon la loi, le gladiateur qui combat 3 ans sans mourir peut se voir écarté de toute participation aux jeux et, passé 5 ans, il est libéré. Pour l’anecdote, ces condamnations ont parfois connu des abus et, au fil du temps, des criminels responsables de délits moins graves se voient aussi condamnés à l’arène, à tort. Quoi qu’il en soit, l’engagement permettant d’échapper à la justice est un cas de figure que nous retrouvons dans « Squid Game ». C’est notamment le cas du personnage d’Ali, qui broie la main de son patron lorsqu’il se rend à l’usine et qui décide de participer aux jeux à la suite de cet accident. Il sait que se condamner aux jeux lui permet de lui éviter une condition judiciaire, et se nourrit de l’espoir d’obtenir sa libération à la fin des épreuves.
  • Enfin, la dernière manière de devenir un gladiateur est tout simplement d’être un homme libre s’engageant volontairement par le biais d’un contrat nommé « autocratio ». Ce type de gladiateurs est fréquent et les raisons sont généralement financières. Bien sûr, il ne faut pas se leurrer, puisque le gladiateur ne devient jamais vraiment riche et, dans la plupart des cas, tout l’argent accumulé pendant ses années de service est dilapidé dans les mois qui suivent l’affranchissement, poussant certains gladiateurs libres à signer un nouveau contrat jusqu’à leur mort dans l’arène. Dans « Squid Game », la différence est que le vainqueur peut devenir véritablement riche, mais nous pouvons nous imaginer que certains gagnants aient les yeux plus gros que le ventre et dilapident leur argent bien vite, ce qui pourrait leur donner envie de participer à une nouvelle édition des jeux plus tard. Mais, cette piste ne repose que sur des suppositions. Dans tous les cas, le gladiateur libre doit avoir le goût du risque de façon très prononcée et doit être indifférent à la fois à sa propre mort, mais aussi à celle des autres. C’est bel et bien le cas de figure que nous retrouvons dans la série coréenne : nous sommes face à des personnages ruinés et surendettés qui s’engagent pour remporter le jackpot, et qui n’ont pas peur d’être responsables de la mort des autres joueurs.

Par ailleurs, les personnages que nous suivons dans la majeure partie de la série sont ceux qui ont renouvelé leur participation aux jeux même après avoir su que la mort les attendait au bout du tunnel à l’issue du premier épisode. Ils ne sont donc pas pris au piège des jeux mortels, mais ont pleinement conscience de ce pour quoi ils se sont engagés. Ce paramètre différencie grandement « Squid Game » des autres productions auxquelles la série a été comparée, comme « Hunger Games » ou « Battle Royale », car dans ces deux autres cas, les personnages subissent le jeu à l’issue d’un tirage au sort et n’ont pas choisi sciemment de prendre part au spectacle. Alors, évidemment, si on veut entrer dans les détails, Katniss se porte volontaire à la place de sa sœur dans le premier épisode de la saga « Hunger Games », puis le personnage de Mags se porte volontaire pour prendre la place d’Annie dans le deuxième volet, mais ces deux événements sont des exceptions et le reste des joueurs subissent véritablement leur sort, ce qui rejoint mon précédent postulat.

Au-delà de « Squid Game », le gladiateur volontaire n’est pas totalement étranger des écrans de télévision, puisqu’il est aussi présent dans la série « Spartacus : Blood and Sand » de Steven DeKnight, parue en 2010. Ici, le téléspectateur rencontre le personnage de Varro, Romain libre s’étant volontairement enrôlé dans la gladiature afin de rembourser ses dettes pour subvenir aux besoins de sa femme et de son fils. Fin de la parenthèse, repartons en Corée du Sud.

Femmes, femmes, femmes

Un dernier petit point m’intéresse au sujet de la typologie des participants, et il s’agit de la mixité. En effet, qu’il s’agisse de « Squid Game » ou d’Histoire antique, les femmes sont autorisées à participer aux jeux, mais restent minoritaires. Pour éviter de me répéter, je vous invite à aller écouter mon podcast dédié à la représentation de la gladiatrice dans les films pour en apprendre davantage sur les femmes gladiateurs et les fake news les entourant, et j’évoquerai ici le sujet seulement dans les grandes lignes. Ainsi, la seule chose importante à retenir est que si les combats de gladiatrices ont l’air d’avoir été exceptionnels, il est pourtant vraisemblable que les femmes ont évolué dans les écoles de gladiateurs et dans l’arène au même titre que leurs confrères. Créé lors du règne de l’empereur Auguste, le « collegia iuvenum », qui instruisait les jeunes hommes aux arts martiaux et au maniement des armes, aurait accueilli des femmes si l’on en croit les épitaphes de certaines jeunes filles retrouvées au fil des fouilles archéologiques. Il semble donc que la seule nuance était que les femmes ne se battaient pas contre des hommes, mais leur entraînement semblait foncièrement similaire.

Dans « Squid Game », certes, les femmes peuvent disputer des épreuves contre des hommes sans le moindre souci. Mais, le fait que les figures féminines soient minoritaires est commun aux deux univers qui nous intéressent dans cet épisode. Parmi tous les personnages introduits dans la saison 1 de « Squid Game », seules deux femmes se détachent vraiment des personnages secondaires, c’est-à-dire Kang Sae-byeok, la joueuse 67, et Han Mi-nyeo, la joueuse 212. Pourtant, dans un univers dystopique ne reposant pas sur une base historique à respecter, il est regrettable d’autant évincer les personnages féminins des feux des projecteurs. Dans un article intitulé : « Squid Game : Une série trop sexiste ? », le média Melty pointe du doigt les situations dans lesquelles les femmes de « Squid Game » perdent en crédibilité, sont délaissées, ou font face à la misogynie. L’article évoque notamment le jeu de la corde, en dressant le constat suivant :

« Pour l’équipe de Sang-Woo c’est le personnage le plus faible du groupe, le vieil homme, qui donne la stratégie à adopter, les femmes n’ont servi qu’à montrer la « faiblesse » du groupe sur le jeu. Elles ont été utilisées pour que le public se dise « mais comment vont-ils gagner ? ». En bref, les femmes sont montrées bien moins fortes que les hommes et ce point est accentué tout au long de l’épisode. »

Même dans une création du XXIe siècle, les combattantes intrépides peuvent donc être aussi peu appréciées que les gladiatrices qui s’attiraient les foudres des Romains au début de notre ère. Concernant cette mauvaise image de la femme prenant les armes, le docteur en sciences de l’Antiquité Matthieu Soler reprenait justement dans ses travaux les paroles d’auteurs antiques pensant que ces femmes transgressaient l’ordre Romain à travers des activités dites viriles. Quoi qu’il en soit, les raisons ayant poussé le réalisateur de « Squid Game » à assez peu valoriser ses joueuses féminines lui appartiennent, et nous passons donc à la partie suivante.

Troisième partie : la typologie des organisateurs

Un aristocrate dans l’arène

Après les joueurs, il est évidemment temps de parler des organisateurs, gardes, VIP et autres figures d’autorité de « Squid Game ». Sans surprise, toutes ces figures trouvent leur alter ego antique et je vais me faire un plaisir de vous le démontrer. Commençons avec ce qui pourrait s’apparenter au plus gros spoiler de la série pour ceux ne l’ayant pas terminée, histoire d’arracher le pansement. Je vais bien entendu parler du personnage de Oh Il-nam, joueur numéro 1, s’avérant être l’organisateur des Squid Games, et ayant décidé de participer à ses propres jeux ni vu, ni connu. Cet homme de pouvoir se mêlant à ce qui pourrait être perçu comme des sous-hommes, et qui trouve un plaisir dans la violence, me fait totalement penser aux aristocrates qui descendaient dans l’arène déjà avant notre ère pour leur plaisir personnel.

Pour cette partie, je m’appuie essentiellement sur les travaux de Clément Bur, doctorant en Histoire politique et institutionnelle du monde romain, qui a réalisé sa thèse sur la citoyenneté dégradée, et qui est également l’auteur d’un très bon article sur les aristocrates acteurs et gladiateurs de César à Tibère. Nous apprenons ici qu’un phénomène peu évoqué en matière de gladiature est la participation de l’aristocratie à ces activités, mais elle a pourtant existé et a fait polémique. Déjà en 29 avant notre ère, Vitellius, un sénateur, se faisait gladiateur, allant à l’encontre de la « dignitas » qu’impliquait son statut. Pour résumer brièvement, la « dignitas » est l’influence qu’un citoyen de sexe masculin a acquise tout au long de sa vie et qui lui donne le droit au respect. Avec ce statut et en raison de sa réputation et de celle de sa famille, le citoyen a ainsi droit à un traitement particulier de la part du reste de la société, on pourrait même dire un traitement de faveur. Pour revenir au sujet initial, ce que nous pouvons qualifier de « vente de la dignité » servait aux aristocrates les plus marginaux à se légitimer auprès du peuple à travers l’arène et la scène, le métier d’acteur étant tout aussi mal vu dans la société. Aristocrate ou pas, l’homme qui s’abaisse à la gladiature est en tout cas frappé par l’infamie qui lui empêche toute forme de réhabilitation dans la société. Quand bien même l’aristocrate est réhabilité par l’empereur, sa réputation n’en est pas moins réduite : il est humilié, célèbre pour de bien mauvaises raisons et perd totalement sa précieuse « dignitas ». Dans « Squid Game », l’organisateur participe aux jeux sans le crier sur tous les toits, on peut donc comprendre que le fait qu’il devienne un joueur, un pion parmi les pions, ne soit pas quelque chose dont il peut se vanter. Toutefois, sa maladie incurable implique qu’il n’a rien à perdre et qu’il n’est pas affecté par le fait de ternir sa réputation, il peut donc s’abaisser au rang des 455 parias de la société participant aux épreuves, sans avoir peur des répercussions s’il est découvert.

Pour revenir à l’article sur lequel je m’appuie, Clément Bur écrit :

« Les jeux donnés au peuple apparaissent comme un lieu où peut s’exprimer l’instinct agonal étudié par Johan Huizinga dont « l’impulsion primaire est de surpasser les autres, d’être le premier, et d’être honoré » au-delà du seul jeu. »

Cet « instinct agonal » est l’instinct qui concerne la lutte, le combat. Dans la série, Oh Il-nam réveille pleinement cet instinct une dernière fois avant de mourir de sa tumeur, il souhaite juste prendre part à la compétition et échapper à son rang qui fait de lui par nature le superviseur du spectacle, et non un joueur. Par extension, je trouve que ce personnage se rapproche fortement de l’empereur Commode, qui se rêvait gladiateur. Encore une fois, je vous renvoie vers un de mes anciens podcasts sur l’empereur et sa représentation à l’écran, notamment à travers l’interprétation de Joaquin Phoenix dans « Gladiator » de Ridley Scott. Comme évoqué dans l’épisode, l’empereur Commode aimait descendre dans l’arène par pur plaisir personnel. Dans son livre « Commode, l’empereur gladiateur », l’historien Eric Teyssier explique qu’en 192 après Jésus-Christ, Commode décide d’organiser des jeux au Colisée, où il combattra lui-même dans l’arène. Eric Teyssier ajoute :

« Pour les Romains, c’est la stupéfaction. En résonnance, ce serait aujourd’hui l’équivalent de la finale de la Coupe du monde de football, mais avec en plus un côté hors norme, car le cas est unique. Pour la première fois, le plus grand personnage de l’empire rejoint les parias : il abandonne son aura sacrée pour devenir un homme public. »

Ce combat, comme les centaines d’autres auquel Commode prendra part, est truqué et les codes traditionnels, très respectés des Romains, se trouvent largement bafoués. Finalement, dans « Squid Game », un air de triche plane dans les airs : il est difficile de croire que l’organisateur ne connaissait pas toutes les épreuves auxquelles il allait participer avant le début des jeux. Par ailleurs, il est le seul à connaître la technique pour ne pas perdre l’épreuve de la corde et, lorsque le téléspectateur découvre son statut, il semble évident que l’homme s’est bien préparé avant de se mêler aux autres joueurs. Ainsi, Oh Il-nam ressemble à l’empereur Commode assouvissant son caprice dans l’arène. Quoi qu’il en soit, la mort du personnage nous empêche de creuser davantage le sujet. Cependant, des rumeurs voudraient qu’une saison 2 de « Squid Game » se passe avant les événements de la première saison. Une telle possibilité nous permettrait ainsi d’en apprendre davantage sur Oh Il-nam, sa personnalité, ses objectifs, et découvrir si le vieillard est véritablement un empereur Commode en puissance.

Le petit personnel de l’arène

Après cette longue partie sur l’organisateur, laissons-le de côté pour nous intéresser aux personnages gravitant tout autour de lui. Je vais maintenant vous présenter trois corps de métier ayant servi l’arène dans l’Antiquité, et vous présenter par la suite leur alter ego dans « Squid Game ». Les deux premiers jobs œuvrant pour les spectacles de gladiateurs sont quelque peu liés entre eux. En effet, dans l’arène se trouvent l’arbitre, de son nom latin « summa rudis », accompagné de son assistant, le « secunda rudis ». À côté d’eux, il est fréquent de retrouver un auxiliaire, chargé de fouetter un esclave qui ne semblerait pas assez investi dans le combat. Dans « Squid Game », un exemple d’arbitre est assez flagrant dès le début de la saison une : il s’agit tout simplement de la poupée animant le jeu du « 1, 2, 3 soleil ». Pour le reste des épreuves, ce sont les hommes en rouge qui sont à la fois les arbitres et les auxiliaires, à la différence près qu’ils ne se contentent pas de frapper les moins investis, mais vont jusqu’à les fusiller. Une autre donnée intéressante nous vient à nouveau du texte « Le jeu des gladiatores : un spectacle de qualité », de Jérôme Ballet, Damien Bazin et Radu Vranceanu. En effet, les trois auteurs expliquent que les arbitres et auxiliaires pouvaient être des gladiateurs libérés, nommés « rudiarii », ou, dans de plus rares cas, des citoyens indépendants. Cette information vient rejoindre une théorie selon laquelle les hommes en rouge seraient d’autres citoyens ruinés, ce qui les rendrait d’autant plus semblables aux arbitres et auxiliaires de l’arène.

Puisque je vous parlais de trois métiers, le dernier est le suivant : celui de laniste. Le laniste était un marchand qui entraînait et formait les gladiateurs avant de les vendre ou de les louer aux editors, c’est-à-dire les organisateurs des jeux de l’arène. D’une certaine manière, le mystérieux homme chargé du recrutement des participants dans « Squid Game » que nous voyons dans la station de métro fait office de laniste : il recrute le joueur, l’entraîne avec une épreuve préparatoire, puis fait le lien entre lui et les organisateurs en laissant une carte de visite. Il est aussi amusant de constater que ce personnage semble coincé dans une boucle. En effet, tout le processus de recrutement qu’il réalise dans le premier épisode se reproduit à la toute fin de la série : c’est ce qu’on appelle l’anaplodiplose. Finalement, le laniste de l’Antiquité était lui aussi coincé dans le même genre de boucle éternelle car, une fois un gladiateur perdu, il lui fallait recommencer le processus de recrutement, puis d’entraînement, et ce inlassablement afin de continuer à pallier les pertes humaines.

Un homme de pouvoir

Nous restons encore avec nos figures d’autorité pour aborder maintenant un autre point. Je mentionnais il y a quelques minutes l’editor, et il est maintenant temps pour moi d’évoquer un peu plus profondément ce rôle. Dans l’article « Le jeu des gladiatores : un spectacle de qualité », les auteurs nous disent :

« Les éditeurs, du latin « editores », étaient les organisateurs des spectacles et acquittaient l’essentiel de la dépense du spectacle. Ils étaient le plus souvent des magistrats (ou l’Empereur, dans la ville de Rome, à partir du règne d’Auguste). Le Président était un des éditeurs. »

Ils précisent ensuite :

« Si l’on émet un parallèle avec l’approche sportive contemporaine, alors le Président pourrait être une sorte de juge-arbitre dont la fonction serait de « réguler le spectacle », jusqu’à la mort si nécessaire. »

Dans « Squid Game », le Président est incontestablement l’homme en noir qui, comme nous le découvrons dans l’épisode 8, est Hwang In-ho. En poursuivant la lecture du texte précédemment cité, nous pouvons nous apercevoir que l’homme est en tout point similaire au Président du combat de gladiateur. Les auteurs expliquent :

« Nous considérons l’hypothèse selon laquelle la décision du Président est reliée à la grande qualité de la prestation. Posons que deux types de rencontre peuvent avoir lieu, soit un beau, soit un mauvais combat, c’est-à-dire un « sester ceriaristes », ou bien « combat à deux sous ». La belle contribution est celle qui satisfait l’auditoire, tandis que la mauvaise plonge l’assistance dans une certaine frustration. Les adversaires ont donc le choix entre entreprendre un beau combat ou exécuter un mauvais combat. Si l’un choisit le beau et l’autre le mauvais, celui qui adopte le mauvais est trucidé immédiatement lors du jeu. (…) Quelle que soit la configuration de la joute, la décision du Président s’avérait essentielle. »

Dans « Squid Game », l’homme en noir a bien intégré ces codes antiques et sait qu’il doit faire en sorte de satisfaire l’auditoire, en l’occurrence les VIP. Ainsi, lors de l’épreuve du pont de verre, quand le joueur 17 explique avoir travaillé dans une verrerie et être apte à reconnaître les bonnes cases, il choisit la « facilité » avec l’analyse plutôt que le hasard, le candidat propose un mauvais combat car ne satisfait pas l’auditoire, le rend frustré et empêche le mystère. Donc, il se condamne lui-même. C’est à ce moment que l’homme en noir éteint les lumières, afin de rendre à nouveau le spectacle intense. Il sait donc totalement comment réguler le spectacle pour plaire à ceux qui le regardent, et ne se soucie pas du sort des joueurs.

Des VIP à l’instinct animal

Les derniers personnages que nous n’avons pas balayés sont les VIP. J’ai bien entendu matière à dire à leur sujet, même s’ils sont très énigmatiques et que nous ne savons presque rien sur eux. En visualisant ces riches américains, vous visualisez également leurs masques d’animaux : bingo, les animaux ont aussi une place importante dans l’arène. Encore une fois, un paramètre peu connu des spectacles de gladiateurs est qu’un tas d’autres divertissements sont à retrouver avant le combat d’homme à homme. D’ailleurs, chaque événement possède son créneau horaire bien défini, et rien n’est laissé au hasard. Pour offrir un panorama rapide de la journée de jeux, il faut retenir que les premiers signes de grandeur se font donc voir dès le matin, lors des « venationes », qui sont des chasses entre des animaux et des bestiaires, prenant parfois lieu dans une reconstitution de paysages exotiques. Les types d’animaux présents lors de cette partie du spectacle sont variés : on peut y retrouver des animaux peu exotiques, mais économiques, comme des cerfs, des daims, des biches, ou des ours, dont le nombre est important en Europe de l’Ouest à cette époque. On peut aussi y retrouver des Lybycae, qui sont de grands félins de Libye, ou encore des Africanae, qui englobent tout le reste des animaux d’Afrique. Ainsi, tel un toréador, le bestiaire va se mettre à combattre la faune, en y laissant parfois sa peau, même si les morts sont bien moins nombreuses dans ce corps de métier. Les chasses éprouvent cependant animaux comme bestiaires. Dans « Squid Game », une scène peut faire penser à une reproduction de ces éprouvantes chasses : il s’agit du moment où le lieutenant Hwang Jun-ho kidnappe l’un des VIP au masque de félin. Ici, le policier prend le rôle du bestiaire, qui chasse l’animal sauvage.

Cependant, les VIP sont plus chasseurs que chassés durant le restant de la saison. Nous pouvons facilement établir un parallèle avec une autre activité des spectacles de gladiateurs : la « damnatio ad bestias ». En effet, certains hommes entrent dans l’arène en sachant qu’ils n’en ressortiront jamais, ce sont les condamnés à mort. C’est au cours des « meridiani », c’est-à-dire les occupations qui se déroulent le midi d’un spectacle, juste avant les duels de gladiateurs tant attendus, que les condamnés qui ont reçu comme sanction la « damnatio ad bestias » entrent en scène. Cette pratique semble avoir connu beaucoup d’abus, l’empereur Néron n’hésite par exemple pas à créer de véritables mises en scène, faisant des condamnés des acteurs malgré eux. Plus tard, ces criminels seront même brûlés vifs dans l’arène pour amuser davantage le peuple. Dans le cas de ces condamnations à mort, il n’existe aucune possibilité d’être gracié : c’est une exécution orchestrée en public et seuls deux contre-exemples ont été recensés, mais relevant plutôt de hasards, voire de miracles. Dans « Squid Game », les VIP deviennent ainsi les animaux qui dévorent les joueurs, prenant la place des condamnés. Pour eux non plus, aucune possibilité de survie n’existe, mis à part pour l’unique vainqueur. Alors, bien sûr, les VIP sont probablement plus que des masques d’animaux, mais il faudra attendre une saison 2 pour creuser le sujet.

Quatrième partie : le diable se cache dans les détails (petites anecdotes supplémentaires)

Musique, maestro !

Je passe certainement à côté de détails qui auraient leur place dans cet épisode, mais je vous ai tout de même sélectionné encore trois autres parallèles entre la série et les jeux de l’arène. Le premier relève vraiment de l’anecdotique, mais mérite d’être dit : dans les deux cas, la musique accompagne les jeux. Dans un article venant du site de France Musique, le journaliste Max Dozolme déclare :

« La bande originale de « Squid Game » fait entendre plusieurs extraits assez longs et lancinants d’œuvres classiques, qui détonnent avec le propos violent de la série. Lorsque les participants découvrent pour la première fois l’arène et le dortoir, ce n’est pas au son du clairon militaire mais avec une trompette plus légère, celle du Concerto pour trompette en mi bémol majeur de Joseph Haydn. »

Si dans l’arène, la musique est bel et bien militaire, ce qui apporte une nuance avec la série coréenne, elle est néanmoins également présente. Pour accompagner les gladiateurs, l’orchestre joue donc de la musique très fort, et pas toujours très bien. On trouvait au maximum 10 musiciens et leurs instruments, dont le tuba, le cornu et le lituus, faisant résonner l’ambiance militaire en accentuant une certaine dramaturgie. De ce fait, l’atmosphère de l’arène rejoint l’atmosphère dramatique et théâtrale de « Squid Game », leur conférant un nouveau point commun.

À boire et à manger

Après la musique, passons à la nourriture. Cette fois, je vous emmène tout droit vers l’épisode 8 de « Squid Game », lorsque les trois derniers joueurs se retrouvent pour un ultime repas, pour le moins gastronomique. L’ambiance y est très particulière car la méfiance est de mise et que le cœur des survivants n’est pas à la fête en sachant que deux d’entre eux seront morts le lendemain. Sans surprise, vous me voyez d’avance faire un bond dans au temps des gladiateurs dans la foulée, et c’est ainsi que j’en viens à vous parler du « cena libera ». Le « cena libera » est une pratique qui apparaît bien après la démocratisation de la gladiature, en même temps que l’expansion du sensationnalisme dans les spectacles de gladiateurs. Le concept est simple : la veille d’un combat, le laniste ouvre au public son « ludus », sorte de caserne d’entraînement des gladiateurs. Le public s’ameute alors pour assister au dernier dîner des gladiateurs. Ce voyeurisme malsain produira d’ailleurs de vives réactions de la part des auteurs chrétiens, par exemple chez Saturus qui s’insurgera en demandant :

« Vraiment, est-ce que la journée de demain ne vous suffit pas ? »

Finalement, dans « Squid Game », c’est le téléspectateur qui s’adonne au voyeurisme et qui se délecte du dernier repas des joueurs en se demandant lesquels survivront, et lesquels périront.

Choisir son funeste destin

Pour finir l’épisode sur une note n’étant absolument pas joyeuse, parlons de suicide. Que ce soit dans l’arène ou dans « Squid Game », c’est une option existante, mais très rare. Dans la série, le seul personnage qui prend cette porte de sortie est le numéro 69, qui choisit de se pendre à son lit suite à la perte de sa femme au jeu de billes. Les autres joueurs semblent finalement ne plus rien avoir à perdre et préfèrent tenter le tout pour le tout, quitte à souffrir en passant l’arme à gauche. Dans l’Antiquité, si le gladiateur ne veut pas trouver la mort dans l’arène, il ne lui reste pas d’autre choix que de recourir au suicide. Sénèque nous relate l’histoire de 3 suicides de gladiateurs dans un spectacle en 64 de notre ère. Est-il admiratif ou honteux face à ce geste ? Il est assez difficile de le savoir. Plus tard, Symnaque, grand aristocrate romain, s’indigne de l’acte de 29 gladiateurs qui se sont laissés mourir de faim en vue d’un spectacle gladiatorial. Malgré tout, cette option est très peu exploitée car, comme nous avons pu le voir, le gladiateur s’entraîne non seulement à être fort physiquement, mais aussi mentalement. De là, il est prêt pour affronter la mort depuis ses premiers pas dans le milieu, et il sait qu’elle risque d’être sa dernière adversaire. C’est le même cas de figure dans « Squid Game ».

Conclusion

L’Antiquité est partout, et j’espère avoir pu vous le faire comprendre grâce à ce nouvel épisode. Par ailleurs, il est intéressant de se rendre compte qu’au-delà du contenu de la série qui se rapproche des jeux de l’arène, le contenant crée également un parallèle. En effet, la théâtralité des séries coréennes sert le côté théâtral des jeux, qui sont au fil des siècles devenus plutôt un genre de spectacle de catch, à l’issue éventuellement fatale. Le fait que « Squid Game » soit une série de Netflix a aussi servi à la rapprocher du spectacle sanguinaire de l’arène, car les séries coréennes censurent habituellement le sang, les couteaux, et autres éléments liés à la violence. Ce mix des Etats-Unis et de la Corée du Sud permet donc d’ajouter l’aspect « trash » et scandaleux à la série, à l’image des mises à mort publiques dans l’arène.

Un autre point à ne pas oublier est que finalement, dans « Squid Game », le spectateur de l’arène qui en redemande toujours plus et qui cherche à ce que la violence monte est le téléspectateur. L’engouement international pour la série montre d’ailleurs bien que tout le monde accoure pour voir cette série de mises à mort de fiction, comme un Romain se dépêchant de rejoindre les rangs de l’arène. Ainsi, on peut supposer que, comme pour les spectacles de gladiateur, « Squid Game » finira par s’arrêter en partie à cause du désintérêt du public, qui aura trouvé une nouvelle source distributrice de violence. Mais ça, seul l’avenir nous le dira !

Une réflexion sur “Squid Game, ou le recyclage éternel des jeux de l’arène

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